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Lectures

26 avril 2024

Le fils du père

« Le fils du père »

DEL ARBOL Victor

(Actes Sud)

 

Il y avait eu la guerre d’Espagne. Puis, durant la Seconde guerre mondiale, l’engagement forcé dans la Division Azul, laquelle fut confiée par Franco aux armées hitlériennes qui combattaient alors en URSS. S’en suivirent la débâcle puis la captivité, avant un retour quasi miraculeux en Espagne. Donc avant le père, le grand-père, un anarchiste auteur de quelques exactions durant ce que le vieux Lecteur peine à ne considérer que comme une guerre civile. Une lignée de criminels – y compris le père – dont Diego Martin (le fils) est l’ultime avatar. Diego, ce que l’Auteur laisse entrevoir dès son premier chapitre, qui a commis un crime apparemment abominable, l’assassinat d’un infirmier psychiatrique.

Un roman noir, très noir, qui au-delà de ses incursions dans les moments de l’Histoire espagnole destinés à donner chair aux trois personnages, tend au Lecteur le miroir déformant de ces temps révolus. Ledit Lecteur ne fut pas fasciné par la surabondance des scènes censées le convaincre que le Mal se reproduit inéluctablement de génération en génération. Que ce Mal qui dans cette œuvre si noire est une constante quasiment génétique (y compris à l’échelle d’une société) n’a ni cause ni responsable. Comme si, par exemple, la guerre d’Espagne n’était pas la conséquence du coup d’état militaire perpétré par le général Franco et soutenu par la canaille vaticancaneuse, objectivement alliée en la circonstance aux nazis et aux fascistes italiens. D’où ce sentiment nauséabond ressenti par le vieux Lecteur d’un « tous des salauds ». Une vision certes conforme aux exigences de l’idéologie dominante, mais qui fait injure à l’Histoire telle que celle-ci s’écrivit.

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24 avril 2024

Le grand feu

« Le grand feu »

DE RECONDO Léonor

(Grasset)

 

Venise, 1699. 31 mai. Jour de la naissance d’Ilaria, fille de Francesca et Giacomo Tagianotte.  L’enfant de trop. Le couple a décidé de confier le bébé à une institution religieuse qui offrira peut-être un bel avenir à Ilaria. On y enseigne en effet la musique instrumentale et le chant… Du moins pour les plus douées. Et celui qui dirige cet enseignement n’est autre qu’Antonio Vivaldi.

Ilaria est douée. Le Maître la repère. Ilaria découvre le violon. Et elle devient une copiste au service de l’auteur des Quatre saisons. Et même un peu plus qu’une copiste. Elle lie connaissance avec Prudenza, laquelle devient une amie. Prudenza par l’intermédiaire de laquelle elle rencontre Paolo, le frère ainé de l’amie. S’en suivra l’inéluctable : la naissance d’un grand amour. Mais les guerres… 

Un roman dont la musique n’a pas outragé l’oreille du vieux Lecteur. Qu’il a parcouru comme il aurait écouté comme il lui advient encore d’écouter une œuvre de Vivaldi. Sans passion excessive.

24 avril 2024

Les ravissements

« Les ravissements »

CARSON Jan

(Sabine Wespieser)

 

Un village irlandais. De l’autre Irlande, ce morceau de l’île toujours fidèle à la couronne britannique. Un village semblable à tant d’autres villages, sauf que la guerre est omniprésente, et dont les attentats de l’IRA scandent la vie des gens. Des attentats qui n’affectent pas le village. D’ailleurs, Jan Carson ne fait pas de cette guerre le sujet central de son roman. Loin s’en faut. Seuls quelques échos, de temps à autre, comme pour rappeler le temps de l’Histoire dans lequel s’inscrit son récit.

Un village. Quelques agriculteurs. Des familles. Une communauté qui se retrouve dans quelques lieux traditionnels. Où les enfants fréquentent les mêmes écoles. Hannah est de ces enfants-là. Elle a onze ans et fréquente une classe qui ne compte que onze élèves. Les vacances qui se profilent en 25 juin 1993. Le calme et l’insouciance pour une gamine gavée de religiosité à la mode protestante. Mais qui se voit soudain confrontée à l’innommable. Ross puis Kathleen, des collègues de classe d’Hannah, décèdent l’un après l’autre, sans que le monde médical soit en mesure d’expliquer les causes de ces décès. Ils ne sont que les premiers. La mort de quelques enfants. Cette mort à laquelle Hannah semble échapper. Alors que la succession des drames provoque l’intérêt et la curiosité morbide de la société de l’information.

Il y aura ce qui ressemblera peut-être à un miracle. Celui que narre Jan Carson dans la dernière partie de son récit. Une narration qui a provoqué le décrochage du vieux Lecteur. Non pas que sa crédulité fut en cause. Mais il se laissa déborder par une sorte de malaise dont il ne parvint pas à se débarrasser. Reste tout de même en sa mémoire le souvenir d’un roman qui parle avec une belle éloquence d’une société repliée sur elle-même et qui se voit tout-à-coup contrainte de faire face au pire. Non point la guerre pourtant si proche mais ce mal qui survient d’on ne sait où et qui a pris pour cible des enfants. Perplexité ? Ou refus d’entendre un propos peu conforme à sa vision des errances du monde dans lequel il atteint au terme de son parcours ?

23 avril 2024

Et vous passerez comme des vents fous

« Et vous passerez comme des vents fous »

ARNAUD Clara

(Actes Sud)

 

Par bien des aspects, voilà un roman qui chez le vieux Lecteur a souvent réveillé le souvenir de certaines des œuvres de Jean Giono. Un même amour de la montagne, même si l’Ecrivain né à Manosque traitait le plus souvent des Alpes provençales, alors que Clara Arnaud inscrit son récit dans les paysages prodigieux des Pyrénées. Un même respect pour la vie, la vie sous toute ses formes, dans sa globalité qui inclut toutes les espèces vivantes, y compris celles qui sont en concurrence avec les humains. Une même exaltation de la défense d’un milieu naturel mis à mal par les activités liées à une économie soumise aux intérêts exclusifs de la caste des capitalistes, y compris lorsqu’il s’agit des activités pastorales.

Clara Arnaud raconte avec une belle sensibilité ce qu’est la vie des bergers dans les estives. Les quelques mois durant lesquels les brebis se répandent dans les alpages, sous le regard attentif desdits bergers et sous la surveillance permanente des chiens (dont les fameux patous). Les (rares) attaques des ours implantés dans le secteur. Les violentes polémiques que soulèvent ces attaques. Celles qui opposent certains éleveurs aux défenseurs de la réintroduction de plantigrade. Clara Arnaud prend le parti des seconds à travers le personnage d’Alma, une éthologue qui travaille pour le compte du Centre national pour la biodiversité et qui étudie donc le comportement des ours. Alma qui va se trouver au cœur de ces polémiques au lendemain de « l’assassinat » par des inconnus d’une ourse qui laissera un orphelin dont nul ne sait ce que sera la destinée (en dépit des patientes recherches auxquelles Alma se livrera).

Le roman est aussi celui du devenir du pastoralisme, à travers le personnage de Gaspard, un berger chargé d’un troupeau de quelques centaines de tête. Gaspard qui s’interroge sur son avenir. Marié, père de deux fillettes, a-t-il encore un avenir dans ce genre d’activité ? L’amitié de Jean, un ancien de la profession, suffira-t-elle à le convaincre à s’inscrire dans la suite de ceux qui l’ont précédé du côté des estives ?

Le vieux Lecteur a pris beaucoup de plaisir à accompagner ces personnages-là ainsi que les quelques ceux qui restent arrimés à leur pays de montagne. Un beau roman « naturaliste » qui pose sans détour quelques-uns des problèmes majeurs auxquels se confrontent nos sociétés dites modernes. Sur lequel plane le souvenir de Jules Piquemal, qui tenta fortune de l’autre côté de l’Atlantique à la fin du 19° siècle. Montreur d’ours dansant. Un ours (alors fragile ourson) que Jules Piquemal avait eu le culot (ou l’inconscience ?) de dénicher dans la tanière désertée provisoirement par sa mère au sortir de l’hibernation.

« Elle (Alma) se glissait dans les futaies, au travers des buissons, dans le sillage des ours, cherchant à déchiffrer les traces de leur passage, à identifier dans des signes infinitésimaux la manière singulière de chaque individu de peupler le territoire. Souvent, durant les longues journées d’affût et de pistage, le monde alentour résonnait. Les montagnes s’étaient rehaussées d’une présence qui rendait les forêts plus denses, leur vert plus profond, restituait aux arbres et aux rivières leur chant. Il lui semblait alors percevoir avec plus d’acuité les variations de couleur des roches, des fleurs, du ciel, selon la lumière. Et hier matin, elle l’avait senti, l’ourse était proche. »

 

23 avril 2024

L'opposé de la blancheur

« L’opposé de la blancheur »

MIANO Léonora

(Seuil)

 

Les quelques rares rencontres du vieux Lecteur avec Léonora Miano l’ont par le passé contraint à d’intenses et fructueuses réflexions puis contraint à certaines remises en cause d’un mode de pensée gravé en lui par le système social dans lequel il naquit et au sein duquel il aura vécu les nonante et deux années de son parcours. L’opposé de la blancheur, bouquin qui n’appartient pas au domaine strictement littéraire, l’a bousculé sans qu’il sache au moment où il rédige cette note ce que seront les conséquences de ce qui est comparable chez lui à une perte d’équilibre.

« La blanchité – sans être à l’origine du mal, sans avoir l’exclusivité de la violence et de la prédation, travers bien partagés entre les humains – reste un des traits saillants de la face sombre de l’Occident. Elle est la manière dont le trouble qui s’empara de la conscience européenne dès la fin du 15° siècle choisit de se donner à lire sur les corps de ceux qui se disent Blancs, afin de les séparer des autres. Si elle n’est pas coupable de tous les crimes commis par l’humanité, le fait d’avoir reconfiguré le monde, d’avoir partout imprimé sa marque et de s’être fondée sur le racisme la singularise. »

Le vieux Lecteur est un enfant de la République française. Il fut nourri des légendes frelatées qui chantaient la gloire de l’Empire colonial (dont témoignaient dans les salles de classe de l’école primaire les cartes murales, lesquelles donnaient à voir, entre autres, l’AEF et l’AOF ainsi que l’Algérie et ses trois départements). Heureusement pour lui, lors de son adolescence, il eut la chance de croiser des gens qui lui firent lire des œuvres dont le contenu lui permirent de se délivrer de quelques-uns des préjugés que d’autres avaient voulu graver à toujours en lui. La découverte d’Aimé Césaire, puis celle de Frantz Fanon, tout particulièrement.

A la toute fin de sa vie, le choc provoqué par la lecture de L’opposé de la blancheur s’en vient fissurer les dernières fondations de l’édifice idéologique érigé par ceux qui incarnaient voilà soixante-dix ans de cela la prétendue légitimité républicaine. Le vieux Lecteur n’est plus l’enfant d’autrefois, l’enfant témoin à l’insu de son plein gré des guerres d’émancipation des peuples colonisés. Il a conscience que les crimes perpétrés tout au long des cinq siècles qui furent ceux de l’entreprise esclavagiste puis du colonialisme restent impunis et se prolongent en ce nouveau siècle sous des formes qui répondent aux exigences que camouflent sous de vertueux oripeaux les Maîtres des sociétés occidentales.

« De nos jours encore, dans les pays occidentaux, la blanchité, en tant qu’instance du pouvoir, jouit d’une domination absolue, puisqu’aucun aspect de la vie sociale ne lui échappe et qu’il lui est possible de continuer à se déployer sans que ses agents en aient conscience. La gratification raciale est si totale qu’elle n’apparaît qu’à ceux qui en sont privés, ses bénéficiaires ne voyant pas la plupart du temps, de quoi on leur parle. »

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22 avril 2024

« Au bon vieux temps de Dieu »

BARRY Sebastian

(Joëlle Losfeld)

 

Trop facile, si lâche et inconséquent de confiner ce roman de l’Irlandais Sebastian Barry dans la catégorie des polars. Sous le fallacieux prétexte que le personnage principal, Tom Kettle, est un ancien flic à la retraite. Et qu’il est convié par ses anciens collègues à apporter tout son savoir-faire dans une enquête sur les crimes sexuels commis aux alentours de Dublin par des prêtres par ailleurs couverts et protégés par leur hiérarchie.

Le vieux Lecteur, lui, considère ce passionnant roman construit de bien belle manière comme un portrait sans concession sur une institution dont peu d’intellectuels n’osent dénoncer les perversions. L’Eglise catholique, apostolique et romaine, dirigée par une clique de vieux mâles et conférant à son petit personnel d’exorbitants et scandaleux privilèges. A commencer par ce droit ignoble d’user et d’abuser sexuellement de jeunes enfants, filles et garçons.

C’est ce scandale étouffé par la hiérarchie vaticancaneuse que le roman de Sebastian Barry laisse plus qu’entrevoir. A travers ce que fut la vie de Tom Kettle, l’ancien flic qui malgré lui replonge dans des affaires qui ont détruit le plus proche de son environnement. Un ancien flic qui fut un enfant dont abusa sexuellement un curé. Un ancien flic qui épousa en ses vertes années, June, une jeune femme qui durant son enfance fut la proie soumise aux agissements barbares d’un autre curé. Des crimes impunis, mais dont les conséquences pesèrent sur la vie du couple, générant à retardement d’insupportable souffrances. Que Sebastian Barry donne à vivre à son Lecteur, qui s’inscrive dans sa chair de Lecteur et le laisse plus qu’incrédule, comme atterré. Car tout cela, ces violences inqualifiables, ont bel et bien eu lieu, sans que les vieux mâles s’en émeuvent, sans qu’ils condamnent les auteurs des crimes. Ces crimes face auxquels cinquante ou cent ans plus tard de nobles prélats exprimeront excuses et regrets.

« Il (Tom) craignait de ne pouvoir le supporter. Sa femme, encore petite fille, dans le salon des bonnes sœurs, il y avait longtemps, sur les genoux d’un prêtre. Ses propres souvenirs du frère, cette odeur d’urine, les coups de fouet impitoyables et de bâton sur le dos, sur les jambes, chaque nuit pendant un millénaire, un univers sans fin, mais il s’en tirait bien par rapport à d’autres, ce gars de Limerick qui, selon lui, avait été tué, il avait fugué et été ramené par les flics – les flics -, condamné à passer l’hiver, des semaines et des semaines, et qui sait ce qu’il était devenu, il avait disparu, un matin, il n’était plus là, personne n’avait plus jamais parlé de lui, ce pauvre Marty, se lamentaient-ils, mais ce qui lui était arrivé, ils l’ignoraient…. »

Un roman qui n’est pas un polar mais bel et bien la mise en scène des crimes et perversions commis en terre d’Irlande sur des enfants par une caste d’ignobles et d’abjects serviteurs d’un Dieu qu’ils feignaient (qu’ils feignent encore) de vénérer. Une œuvre dont le vieux Lecteur estime qu’il serait criminel de la confiner dans les sous-catégories littéraires.  

22 avril 2024

« Harlem Shuffle »

WHITEHEAD Colson

(Albin Michel)

 

« Durant le voyage, Pepper et les autres soldats noirs durent se contenter de biscuits secs et da fayots ingurgités à fond de cale tandis que, au-dessus, les Blancs avaient droit à de vraies rations. Ils se douchaient à l’eau de mer et Pepper râla tout le trajet, sans se douter qu’il regretterait ce luxe une fois qu’il pataugerait dans la vase et la boue. Certains soldats de couleur étaient furieux d’être déployés à l’arrière parce qu’ils avaient envie de dézinguer du Jap et des nazis… »

Quelques lignes qui situent le roman de Colson Whitehead dans les temps de l’Histoire au cœur de laquelle l’Ecrivain prend un évident plaisir à s’immerger. Un roman noir. Dans la tradition qui prévalut au fil des œuvres de Chester Himes ? Le vieux Lecteur n’en est pas certain. Il lui semble même que Colson Whitehead s’amuse à brouiller les pistes. En particulier celles qu’empruntent dans les rues d’Harlem, au cœur des années 1960, les personnages auxquels il donne vie et consistance. Des mâles. Afro-Américains pour l’essentiel, les quelques femmes présentes dans le roman étant réduites à des fonctions subalternes (mère de famille, serveuses, vendeuses, prostituées). Des mâles qui ont vécu au cours de leur enfance et de leur adolescence l’abomination de la ségrégation raciale. Des mâles dont l’avenir ne s’inscrit pas dans le rêve américain. Qui oscillent donc entre magouilles et grand banditisme.

A l’image de Ray Carney, le personnage principal. Qui vit du peu que lui rapporte sa boutique de marchand de meubles et qui améliore son quotidien et celui de sa famille grâce à quelques trafics auxquels le contraignent les vrais truands qui régentent la vie du quartier. Ceux qui gravitent autour de lui. Dont son cousin qui saura le convaincre d’accomplir avec lui un cambriolage dans un hôtel huppé. Dont Pepper, qui fut des campagnes militaires américaines dans le Pacifique entre 1943 et 1945. Pepper un tueur au regard froid et que rien ne semble pouvoir faire reculer. Et puis donc Harlem. Si loin de l’Amérique dont en ces années-là rêvait Martin Luther King.

Un roman que le vieux Lecteur a lu comme il lisait il y a 50 ou 60 ans certains des romans de Chester Himes. Les traces qui subsistent en lui, quelques jours après avoir refermé le bouquin, sont insignifiantes. L’exercice (littéraire ?) est une réussite. Mais cela suffit-il à lui conférer ce statut d’œuvre majeure qu’exaltent les plus connus des critiques franchouillards ? Le vieux Lecteur n’en est pas convaincu. La machine mise en marche par Colson Whitehead lui semble, au contraire, fonctionner selon les obligations qu’impose le marché du livre américain…

 

13 mars 2024

La mémoire délavée

« La mémoire délavée »

APPANAH Nathacha

(Mercure de France)

 

En premier lieu, la découverte d’une collection dirigée par Colette Fellous : « Traits et portraits ». Une collection publiée au Mercure de France, vers laquelle le vieux Lecteur orientera sa curiosité au cours des prochains mois.

En second lieu, ce récit qui l’a passionné. Publié dans ladite collection. « La mémoire délavée ». Un titre qui exprime ce peu que toute mémoire humaine est en mesure de restituer. « Il faut enlever le vernis sur chaque page, éplucher cette peau-apparat sous laquelle le récit est nu, le récit est sincère, le langage est celui de l’eau, de la terre, de la nuit. Il y a des absences, de grands pans de l’histoire tombés dans le vide et je reste des jours au bord de ces gouffres, je n’arrive pas à les contourner, je voudrais fouiller les abîmes avec mes yeux me salir les mains à force de les plonger dans cette matière retrouver le goût de ce qui est perdu mais elles sont à jamais, ces absences. »

Nathacha Appanah, que le vieux Lecteur a déjà fréquenté, qu’il a déjà abordé avec prudence et circonspection, a de toute évidence écrit ce récit afin de s’éclairer elle-même sur ce que fut la vie de ses grands-parents. Des descendants de migrants venus d’Inde. Parce que, lorsque l’esclavage fut aboli, il fallut pour les Puissants de l’époque, substituer à une main d’œuvre gratuite une main d’œuvre la moins coûteuse possible. Sur l’île Maurice qui produisait alors (fin du 19° siècle) la canne à sucre, comme partout où l’esclavage avait prévalu. Et sur cette île-là, c’est d’Inde que l’on fit venir une nouvelle génération de damnés de la terre. Des quasi-forçats. Qui avaient consenti à l’être. Pour des salaires de misère. Prisonniers des cahutes où les Puissants les entassaient.

Nathacha Appanah ne raconte que de manière succincte ce que fut l’exploitation éhontée par les esclavagistes d’hier d’une main d’œuvre docile. Hommes, femmes et enfants. Puisque son propos vise à rendre vie à ses grands-parents, mariés par hasard, et qui vécurent jusqu’au temps de la transition entre deux siècles (1996 pour la grand-mère ; 2007 pour le grand-père). Tant il est vrai qu’elle a une dette à leur égard : c’est chez eux qu’elle vécut une part importante de son enfance.

Le vieux Lecteur ne reprochera pas à la Romancière une pudeur qu’en d’autres circonstances il aurait jugée excessive. Cet homme et cette femme, guère mieux considérés que les esclaves qui les avaient précédés sur les terres mauriciennes, ces gens discrets qui ne savaient ni lire ni écrire, et qui ne parlaient qu’une seule langue (celle de leur pays d’origine), ces damnés de la terre méritaient que le peu de mémoire qui leur a survécu s’en vienne nourrir ce passionnant récit.

« C’est peut-être plus loin encore dans le temps que cette chose se trouve. Avant la naissance de mes grands-parents, sur ce bateau qui a transporté mes ancêtres et ça pourrait ressembler à un récit d’aventures avec le noir de la mer, le gris des houles, le bleu de l’île et le vert des champs de canne, mais ce serait encore travestir cette histoire avec des couleurs et les atours de la fiction. Ce serai, quelle ironie, un autre exotisme. »

12 mars 2024

Djinns

« Djinns »

SONKO Seynabou

(Grasset)

 

« Un djinn n’est pas un alter ego, ni un double, ni un fantôme. Ce qui se rapproche le plus d’un djinn, selon moi, est un négatif de photographie. En théorie, parce qu’en pratique, c’est encore plus complexe que ça, c’est invisible. »

Un roman « sympathique ». En compagnie duquel le vieux Lecteur a passé une paire d’heures agréables. Et qui l’a poussé jusqu’en ses ultimes retranchements, l’obligeant à s’interroger sur l’existence de son djinn à lui. Noir ou blanc, jaune ou rouge ? Des questionnements qui sont restés sans réponse.

Un roman qui esquisse un tableau du racisme tel qu’il prédomine dans les sociétés occidentales. Un roman qui renvoie un reflet peu flatteur du franchouillard lépinisable. De manière drolatique.

Un roman qui évoque longuement l’immigration et l’illusoire problématique de l’intégration.

Un roman qui maintient en vie le peu des flammes du brasier originel. Et qui a conduit le vieux Lecteur à éprouver une profonde affection à l’égard de Penda, l’héroïne, à l’insu de son plein gré, d’une tentative de sauvetage de son ami Jimmy, interné en psy, en raison d’une schizophrénie pas si évidente que cela.

11 mars 2024

Les Insolents

« Les Insolents »

SCOTT Ann

(Calmann-Lévy)

 

Un roman sur lequel le vieux Lecteur n’émettra aucune opinion. Puisqu’il s’agit d’un roman auquel fut attribué à l’automne 2023 le prix Renaudot. Et que le jury chargé d’attribuer ce prix est constitué d’écrivains parmi les plus talentueux, de ceux qui font la gloire et la grandeur de la littérature franchouillarde. Dont, et en tout premier lieu, monsieur Frédéric Beigbeder, un géant parmi les géants. Lequel Frédéric B et ses pairs ne pouvaient accorder leurs suffrages à un authentique chef d’œuvre dont les traces resteront visibles au cours des siècles à venir.

Une histoire évidemment intense et émouvant, construite autour du personnage d’une femme qui s’extirpe de sa jeunesse et décide de rompre avec les futilités qui caractérise la société intellectuelle parisienne. Alex quitte donc la capitale et entame un exil volontaire dans un recoin quasiment maritime de la basse Bretagne. La location d’une inconfortable demeure dont les propriétaires se réservent l’étage. La solitude. L’isolement. Même si les liens ne sont pas tout à fait rompus avec les amis les plus proches (et les plus fidèles), parmi lesquels Margot et Jacques qui évoluent dans des sphères professionnelles voisines de celles parmi lesquelles Alex a travaillé. Celui des créateurs. La découverte du monde rural. Les mille et un ennuis qui rendent difficilement supportable le quotidien. Le chauffage qui ne chauffe pas. L’éloignement des hypermarchés pour cette quelqu’une qui ne possède pas de voiture. Entre autres. Alors que la vie d’autrefois suit son cours paisible sur les rives de Seine.

Le vieux Lecteur s’est contraint à l’émotion. Il exprime ici sa gratitude à l’égard de Frédéric B et à ses pairs qui l’ont introduit, en consacrant ce roman hors normes, dans le petit monde des nantis dont les souffrances méritent en effet que lui, le vieillard quasiment finissant, leur manifeste ce peu d’empathie susceptible d’adoucir leur triste destinée.

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