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Lectures
11 janvier 2024

Bivouac

Bivouac

 

 

 

 

 

 

« Bivouac »

FILTEAU-CHIBA Gabrielle

(Stock)

 

Un somptueux roman qui chante dans la langue québécoise. Une langue proche de celle que pratique le vieux Lecteur, mais qui présente tant et tant de subtilités qu’elle est, au fil du temps, devenue une langue « autre », avec son vocabulaire et avec sa musicalité spécifiques. Une belle langue à l’oreille du vieux Lecteur, lequel garde un souvenir ému de chacune de ses rares rencontres avec des habitants de la Belle Province.

(Lors d’un rangement de ses archives, il retrouva, voici quelques années, quelques papiers qui lui rappelèrent que lors de son entrée dans l’âge d’homme, soit donc vers 1960, il avait engagé des démarches pour émigrer au Québec. Afin de fuir une mère avec laquelle les conflits atteignaient au paroxysme. Et puis, la rencontre fortuite aux Dolimarts en Semoy avec une jolie belgienne originaire de Namur mit un terme à ses démarches. Quelques années plus tard, il rencontra Jean-Pierre Ferland qu’il accueillit à Montreuil. Puis, au mitan des années 1990, il édita, sans aucun succès, un recueil de nouvelles d’une universitaire québécoise, Lise Gauvin. De brefs rappels afin d’indiquer la réalité de son attachement à la Belle Province.)

Donc un somptueux roman. La rencontre. Le coup de cœur de ces premiers jours de l’année 2024. Des heures de lecture illuminées par la langue que lui fit entendre une jeune femme dont il avait découvert l’existence dans il ne sait plus quel journal ou revue. Avec des personnages dans la proximité desquels, lors de ses rêves d’évasion vers Montréal, il eut aimé partager les moments d’un combat contre les forces du mal. Celles du capitalisme mortifère, et qui avec l’assentiment et le soutien du gouvernement canadien, se préparent à anéantir une part importante de la forêt que jouxte le Saint Laurent. Le pétrole et l’oléoduc. Le bois à bon compte. Tout ce qui fédère la démarche cupide des Affairistes.

Deux Amoureuses. Deux femmes qui s’éblouissent, Raphaëlle et Anouk. Elles ont passé l’hiver dans une yourte, en Gaspésie, loin des tumultes du monde. Avec leur chienne, dénommée Coyote, mère de cinq chiots. Et puis, ce qui se présente comme le vrai monde va peu à peu s’imposer à elles. L’oléoduc, la déforestation, l’élimination d’une multitude d’êtres vivants. La nécessité de résister au massacre annoncé. L’engagement. D’abord la Ferme. Puis le Bivouac, là où Robin impose son autorité naturelle. Le combat pour interdire aux Affairistes de mener à son terme leur entreprise. Des rapports de force qui semblent en leur faveur puisqu’ils disposent de l’argent et du soutien de la puissance publique. Mais la détermination des Résistants, leur capacité à gagner la sympathie de l’opinion publique, la convergence avec les luttes des peuples autochtones, tout ce qui redonne sens à la citoyenneté, à travers la fraternité, les solidarités qui se nouent, l’obstination. En dépit du drame dont le vieux Lecteur ne dévoilera pas ici le contexte. Jusqu’à la victoire, fragile peut-être, mais qui ouvre des perspectives nouvelles à toutes celles et ceux qui refusent de survivre sous la tutelle des puissances d’argent.

Donc un roman qui insuffle à la fois de l’optimisme et de l’énergie. Un roman qui est hymne à la vie, cette vie qui ne peut se concevoir que dans sa globalité, dans la richesse qui naît de ses diversités. Un grand, un beau roman qui donne à voir le non-renoncement comme la condition première pour parvenir à sauver l’humanité de la catastrophe finale.

« J’ai acheté toutes les couvertures de laine des friperies du coin. A la poste, j’ai pu enfin mettre la main sur le dernier article de ma liste, gracieuseté de mes contacts au surplus d’armée : des trousses de premier secours. Chargé à bloc, j’achève mon dernier transport d’équipement vers le Bivouac, et tout sera en place. En traversant les rails désaffectés du tronçon Monk, je m’adonne à mon rituel, visualise les trains de bitume qui fusent d’un océan à l’autre, les quarante-sept victimes de Mégantic, ces villes et ces villages qui n’ont pas de voies de contournement… Je frissonne en pensant à ces gens carbonisés, à ces ruisseaux contaminés, au pétrole des sables bitumineux, à son sous-produit dont l’odeur, même lorsque raffiné à la pompe, me donne la nausée. Fluide cadavérique, poison fossile, énergie maudite. »

Et puis enfin, pour essayer de titiller votre curiosité, le court récit de la rencontre d’Anouck avec une femme Indienne. « Je m’assoupis dans une chaise, enroulée dans la couverture de Raphaëlle. Vient me voir une femme sans âge aux prunelles ardentes. Robin… m’a dit que les Malécites de la région et des gens d’autres nations s’étaient joints au campement, je présume qu’elle est du nombre. Elle me tend un thé sans dire un mot. L’ainée porte les mains à son ventre et sourit. Ou bien c’est une tisane digestive, ou bien elle a deviné que ne suis plus seule. Je me redresse, reconnaissante, prends la tasse chaude entre mes mains et lui fais signe de s’asseoir avec moi.

Je devine à son silence que nous ne parlons pas la même langue. J’aimerais savoir la sienne pour lui parler de choses vraies. J’aimerais comprendre comment son peuple a survécu à la colonisation. S’il est allé plus au nord, s’il a été enfermé dans une réserve, si elle a connu les pensionnats, si on lui a enlevé ses enfants. J’aimerais m’excuser pour les ruses des Blancs depuis quatre cents ans. Mais je n’ai pas besoin de parler, elle me sourit comme si elle savait déjà tout ça. Du doigt, elle me pointe une femme, là-bas, vêtue d’une peau d’ours noir. Elle danse. Et boum. Les tambours retentissent. Boum. Les battements de nos cœurs s’unissent. Je ferme les yeux et me laisse bercer par leurs chants. »

 

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