« Le lambeau »

LANCON Philippe

(Gallimard)

Philippe Lançon est un des rares survivants de l’attentat perpétré contre l’équipe des journalistes de Charlie Hebdo. « Les morts se tenaient presque par la main. Le pied de l’un chevauchait le ventre de l’autre, dont les doigts effleuraient le visage du troisième, qui penchait vers la hache du quatrième, qui semblait regarder le plafond, et tous, comme jamais et pour toujours, devinrent dans cette disposition mes compagnons. » L’effroyable spectacle que découvre le regard de celui que la mort a ignoré. Avant même qu’il prenne conscience des blessures qui l’affligeront pour longtemps.

Philippe Lançon. Le critique littéraire de Libé. Puisque le Lecteur ne fréquentait plus le Charlie de l’immonde Philippe Val et qu’il ne lui fut donc jamais offert l’opportunité de le retrouver là. Une vingtaine d’années sans doute du Libé d’autrefois. Une dette incommensurable à l’égard du Critique qui l’orienta vers tant d’auteurs que lui, le Lecteur, aurait peut-être ignorés.

La tuerie. Le 7 janvier 2015. Philippe Lançon survivra. Son livre raconte cette tuerie puis le long combat, orchestré par le monde médical, pour qu’il redevienne, ne serait-ce qu’imparfaitement, un survivant parmi les vivants. Un survivant que des professionnels des actes chirurgicaux les plus insensés s’acharnent à « réparer ». « Elle (Chloé) espérait encore conserver les tissus et les bouts de mâchoire intacts. Elle voulait réduire peu à peu la plaie et effectuer des greffes. » Les « lambeaux » de la reconstruction. Les échecs. Puis les premières réussites. Les longs mois de l’hospitalisation racontés avec une grande pudeur, Philippe Lançon ayant pris le parti d’évoquer longuement le travail acharné conduit par ceux qui ont mission de le « réparer ». Du petit personnel jusqu’à l’artiste, Chloé, la chirurgienne avec laquelle il entretient une relation particulière.

Le Lecteur a hésité à s’introduire dans cet ouvrage. La crainte, sans aucun doute, de se confronter à l’insoutenable. Mais ce qui le relie depuis tant d’années à Philippe Lançon l’a poussé à franchir le pas, à oser la rencontre. C’est le même homme qu’il a retrouvé, l’homme qui se reconstruit, l’homme qui rend un hommage appuyé à celles et ceux qui l’ont accompagné. L’homme que ne submerge pas la haine. L’homme des belles amitiés.

« Je me suis adressé à eux, un par un puis tous ensemble, comme s’ils étaient vivants ou comme si moi je ne l’étais plus. Je leur parlais de ce que nous avions vécu, je leur demandais ce qu’ils vivaient, je leur expliquais où je me trouvais. Je n’avais pas de chagrin : j’étais le chagrin. Insensiblement, passant d’une rêverie profonde à un moment de double clarté, j’ai commencé à les voir à distance, tels qu’ils étaient, tout à fait morts, et simultanément tels qu’ils avaient été, bien vivants. En les regardant d’un peu plus loin, de haut, détaché de l’anémone, j’ai séché le chagrin. J’ai commencé à leur murmurer une sorte de prière que ma bouche à une lèvre et mon absence de canule fenêtrée m’interdisaient de prononcer. Je ne savais pas où je pourrais l’envoyer, je n’y pensais pas. L’important était de la dire. Elle s’adressait d’abord à celui dont la mort m’avait ouvert les yeux ; Bernard (Maris), mais souriant et vivant, puis à celui dont je me sentais le plus proche, Wolinski. »

Le lambeau

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