« Comme l’ombre qui s’en va »

MUNOZ MOLINA Antonio

(Seuil)

Martin Luther King. Assassiné à Memphis le 4 avril 1968. Son assassin, James Earl Ray. Deux portraits. Qui résultent de longues et fastidieuses enquêtes. Autour de la victime, dans les jours et les heures qui précédèrent le crime. Dans l’ombre de l’assassin, au cours de sa fuite éperdue, depuis Memphis jusqu’à Toronto, puis de Londres à Lisbonne. Lisbonne. « Personnage » principal de cet étonnant roman. Lisbonne où le meurtrier séjourna, où il se donna l’illusion d’un transfert vers l’une ou l’autre des colonies portugaises et de son engagement dans une des milices engagées dans les guerres d’alors. Lisbonne, visitée et revisitée dans les pas de James Earl Ray, puis dans ceux du jeune homme qui s’essaie à devenir Ecrivain, et enfin dans ceux de l’Ecrivain. Dans une sorte de permanence plus que de continuité, malgré la chute de la dictature et la fin de la « splendeur » coloniale. Antonio Munoz Molina. Dont la vie se décline au cœur du roman. Qui lui-même devient personnage du roman. Malgré une mise en garde initiale : « Celui qui raconte l’histoire est précisément celui qui n’y a pas sa place. Il est une caméra, un homme invisible. »

Donc une œuvre complexe, qui mélange les genres : l’Histoire telle qu’elle s’écrivit, les enquêtes policières, l’atmosphère d’une ville portuaire ouverte à toutes les aventures, les cheminements erratiques de l’Ecrivain. Un roman. « Un roman, c’est un état d’esprit, un intérieur chaleureux où se réfugier durant l’écriture, une espèce de cocon qui se tisse fil à fil du dedans, où l’on s’enferme en regardant le monde extérieur comme une vague clarté perçue au-delà de son creux translucide. » Face à cela, le Lecteur, qui s’empêtre dans le magma, qui cherche lui aussi le refuge du cocon, qui consent à n’y être pas convié. Et qui poursuit dès lors son cheminement. Qui retrouve Martin Luther King, mais sous un jour qui lui était totalement inconnu, lui qui n’en connaissait que l’imagerie officielle (pensez, il n’avait pas encore vingt-six ans le jour du meurtre). Qui découvre cet étrange assassin, cet américain très ordinaire, ce solitaire qui fait l’acquisition d’une arme et qui en fait usage à l’heure du crépuscule d’un jour de printemps. Bêtement, sottement américain, blanc, raciste, quasiment inculte. Tout cela peuple le roman. Qui devient le temps de l’investigation de l’histoire sans qu’il soit jamais nécessaire de laisser croire à l’impartialité. Puisqu’il s’agit bel et bien d’un roman, un roman au cœur duquel le Lecteur vibra de chacune de ses palpitations.

« Ce soir-là, dans la nuit de Memphis, au temple maçonnique, il se passait la même chose. Il parlait au lieu d’écrire, mais les mots surgissaient avec la même promptitude de sa gorge fatiguée. Il était en chaire, face à deux mille personnes, mais c’était la même fièvre que dans la cellule, la même transe intérieure et sa poussée. Il était aussi plein de ses mots que ses poumons étaient plein d’air à chaque inspiration. Ses épaules s’élargissaient sous sa veste, ses pectoraux tendaient le tissu de sa chemise que la sueur collait à sa peau. Il serrait de ses mains les côtés du pupitre ou les appuyait sur le cuir usé de la bible reliée. »

Comme l'ombre s'en va

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