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Lectures
16 février 2024

Les vainqueurs

roy

 

 

 

 

 

 

 

« Les vainqueurs »

JACOBSEN Roy

(Gallimard)

 

 

Le roman qui, indéniablement, aura le plus fortement marqué les rencontres littéraires du Lecteur au cours des dernières semaines de l’an 2023. Un roman norvégien. Dont les personnages appartiennent à la société des damnés de la terre, une terre rude, tout là-haut dans le grand nord. Là où l’on vit chichement, du peu que la terre concède ou de ce que l’on tirera des filets de pêche. Des tâches mal rétribuées, puisque celui qui vous embauche survit lui aussi dans des conditions qui ne sont guère meilleures que celles que subit celui ou celle qu’il emploie. Les années 1920. Là où résident Marta et son père (Johan), sur l’île de Heroy. Les interminables hivers. De brèves et peu productives belles saisons, juste de quoi fournir ce qui permettra de tenir tout au long des mauvais jours. La misère, assumée dignement, même si Johan en désespoir de cause doit se résoudre à faire embaucher Marta à Oslo. Bonniche au service d’une famille bourgeoise, celle d’un avocat dont il s’avérera dans la seconde partie du roman qu’il s’est acoquiné avec les partisans des nazis.

La fresque romanesque ne s’arrête pas à cette période lointaine et douloureuse. Marta s’est mariée. A Oslo. Elle a eu trois enfants, trois garçons. Dont Rogern, qui est le narrateur de la seconde partie, laquelle a pour cadre principal un quartier populaire de la capitale norvégienne, la cité nouvelle d’Arvoll. Les années 1960. Les socio-démocrates qui détiennent le pouvoir ont bouleversé la donne. Le progrès. Un mieux vivre apparent dont profitent Rogern et les siens. Les vacances, scandées de retour à l’île où Johan vieillit en disposant du peu qu’il a accumulé. Ce qui vient du monde extérieur, d’abord par le truchement de la radio puis par celui de la télévision. Les nouvelles tentations. Les premiers temps de la société de consommation, au sein de laquelle l’automobile occupe une place centrale. Avant que n’apparaissent les prémices d’un autre monde qui ne laissera que ruines et désillusions sur ce que fut l’apparente réussite des socio-démocrates durant les décennies qui suivirent la Seconde guerre mondiale.

Le vieux Lecteur réserve une place de choix sur les rayonnages de sa bibliothèque à ce roman hors normes. Hors normes parce qu’il fait des damnés de la terre les héros d’une fresque vibrante d’une passion contenue. Bien loin des œuvres frelatées qui narrent les heurs et malheurs, ceux qui caractérisent les milieux bourgeois des sociétés occidentales contemporaines. Jacobsen immerge son lecteur dans le quotidien de ce qu’il est convenu d’appeler le peuple. Paysans, pêcheurs, ouvriers. De vrais ouvriers, ceux qui triment dans les usines, qui se syndiquent, qui rêvent d’un monde un peu meilleur, qui osent parfois parler de révolution.

Un beau et grand roman qui a du souffle. Un roman qui ne gnangante pas. Un roman qui ose et s’installe durablement hors du champ de la résignation. Avec ses superbes personnages, hommes et femmes que le capitalisme n’a pas convié à ses festins. Une œuvre grandiose, que le vieux Lecteur installe au plus près de lui, afin de la revisiter au cours de ses prochaines phases dépressives.

« … Personnellement, je (Rogern) me suis demandé si les bourgeois avaient des chevilles plus fragiles que celles ouvriers, si bien que les chaussures comme la version basse de l’attelle que portent les gens qui ont une entorse. J’ignore sur quoi reposerait cette faiblesse car je suis encore plus mauvais qu’un marxiste en théorie causale, mais il ne faut pas ignorer que nous avons affaire à un processus de développement lamarckien, qui est culturel et non biologique, et qui ne vient étayer aucune de ces théories. Une hypothèse plus stylistique est que, tout simplement, le bourgeois a de plus belles chaussures et qu’il veut les montrer à sa famille pendant les repas, avec pour corrélat que l’ouvrier en a conscience et qu’il a abandonné la lutte depuis longtemps (à l’exception de Raymond Wackarnagel, qui n’a jamais rien lâché…). Bon, un jour, j’ai demandé à un marxiste ce qui, à son avis, expliquait le fait que l’ouvrier, après toutes ces tristes années en chaussettes dans des petites pièces froides, n’avait toujours pas appris à s’essuyer les pieds. Il m’a répondu que la merde colle trop bien… Et c’est tout. Cependant, je dois dire que je préfère bien évidemment l’idée que l’ouvrier est plus propre que le bourgeois. »  

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