« La langue de ma mère »

LANOYE Tom

(La Différence)

« Ecrire, c’est détruire, faute de mieux. C’est seulement après cela et à cause de cela que ce que vous écrivez devient du passé. La littérature consiste à lâcher prise. Ecrire, c’est chasser de son souvenir. » Alors ? Roman ou pas roman ? A dire vrai, le Lecteur ne s’est jamais interrogé. Il s’est laissé emporter par cette œuvre singulière qui malaxe et déforme la réalité jusqu’à la restituer dans ce qu’elle a de plus authentique. Celle qui superpose les reflets de l’histoire d’une famille belge, installée pas très loin d’Anvers, à Saint-Nicolas. Le père, boucher de son état. La mère, qui assiste le père dans son négoce et qui s’évade sur les tréteaux des représentations théâtrales. Et Tom, l’Auteur, de sa vie d’enfant à sa vie d’homme. De ce qu’ils ont rêvé pour lui jusqu’à ce qu’il adviendra de lui. Ce long et pourtant si bref cheminement. Qu’accompagnent et illuminent les flamboyances, que contrarient les heures des souffrances, celles-là même qui préfigurent d’inexorables échéances. Celles qui surviennent bien trop tôt, lorsque le « Difficile », l’aîné des enfants, meurt dans un accident d’automobile. Celles qui résultent de la marche du temps, du vieillissement du père et de la mère, avec tous ces maux sordides qui scandent les déchéances. Tout particulièrement celle de la mère, tant elle est le sujet principal du roman, qu’elle en est l’héroïne, humble mais déterminée. Alors que le père, qui semble relégué au second plan, dans un rôle de figurant, maintient de fragiles mais durables équilibres.

Ce roman a bouleversé le Lecteur. Non pas tant en raison de son apparente authenticité que des multiples vibrations qui émanent du récit. Traces éphémères que l’Auteur tente de figer avant de s’interroger sur la validité de son entreprise. « Ca, ce serait un livre. Le papier qui pourrait tomber en morceaux et pourrir pendant la lecture. Ou plutôt non, l’encre qui s’efface. C’est ça qui serait le plus beau. Vous arrivez à la fin d’une page, le pouce avec lequel vous tenez le livre se trouve en bas à droite, juste sous le dernier mot, vous jetez un coup d’œil vers le haut, sur la page que vous venez de lire et la première a déjà complètement disparu, absorbée par la blancheur de la feuille… » Alors oui, la mort rôde, la mort finie par s’imposer. Il serait indécent de laisser une page blanche, à moins que de renoncer ou de trahir. « …où et quand j’en verrai l’occasion, je lutterai contre le silence par ma voix, je tenterai de contester le vide par ma parole, j’essaierai de me battre contre tout le papier du monde avec ma langue. Que ceci soit ma rébellion, ma révolte, contre le mucus, contre le râle de l’agonie. Laissez-moi au moins cela comme mutinerie…. »

L’immersion dans ce beau roman, c’est une rencontre avec la vie. Mais c’est aussi l’art de l’écriture rendu à ses fonctions essentielles : transmettre l’émotion sans user de l’artifice (ou, pire encore, du mensonge).

Tenez, ce paragraphe qui évoque les heures ultimes de la mère, lorsque la médecine propose de prolonger la vie d’une vielle dame déjà délivrée de sa conscience. « Avec la sonde dans l’estomac, elle aurait pu encore tenir des semaines, sinon des mois. C’est ce qu’on nous assurait. Je n’ai rien à faire de ces sortes d’assurances. On peut dire ce qu’on veut du Moyen-Âge, avec sa Mort Noire et son hygiène défaillante, ses furies et ses bûchers, avec l’espérance de vie en rapport, mais quand il était temps de partir, on pouvait partir. La mort était une vieille connaissance, pas une raison de tomber dans l’hystérie. Le peu de science ne s’était pas encore transformé en un mal grotesque capable de maintenir en l’état tous les maux et de les augmenter au lieu de les combattre. Et en arrière-pensée n’existait pas cette méfiance lancinante : quand donc notre formidable sécurité sociale, consolatrice des faibles, s’est-elle convertie en un jackpot pour l’industrie pharmaceutique et ses filiales ? Les patients qu’on prolonge rapportent plus qu’une vache laitière. Chaque jour supplémentaire est un jour de bénéfices. Cela rend les recommandations de résignation et de patience plus rentables que la vente de souffrance courte. »

La langue de ma mère

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