« Contes à rebours »

FLYNN Nick

(Gallimard)

Le Lecteur fut bousculé et chamboulé lors de sa découverte du précédent récit de Nick Flynn (« Encore une nuit de merde dans une ville pourrie »). Il le fut tout autant lors de sa lecture de ces « Contes à rebours ». Quelques ingrédients relient les deux ouvrages : l’addiction aux drogues et à l’alcool, les relations tumultueuses avec un père qui s’immergea dans les abîmes de la renonciation, la reconstruction de l’image d’une mère qui se suicida. Mais ici, dans cette œuvre singulière, le propos englobe des interrogations à portée plus universelle. Nick Flynn découvre les premières « images » de l’enfant à venir, son enfant, des « images » en noir et blanc, de celles qu’un médecin fabrique avec « sa petite baguette sonore ». Au même moment, les médias oublient « un autre jeu de photographies ». Des images abominables, reflets des barbaries ordinaires. « L’une représente un homme nu se faisant traîner hors de sa cellule par un soldat qui le tient en laisse. Une autre, une pyramide d’hommes recroquevillés, également nus, cagoulés. Derrière la pyramide, un soldat debout, bras croisés, le sourire aux lèvres. Sur une autre, encore, une fille aux yeux bleus, qui sourit elle aussi, levant un pouce triomphant au-dessus d’un cadavre. » L’Amérique conduit sa guerre en Irak.

A partir de là, le récit entremêle ce qui relève de la sphère privée et de la sphère publique. D’un côté, une vie familiale chaotique et des amours qui le sont tout autant, avec ces tentatives parfois désespérées de s’insérer dans la vie sociale, de s’y faire une place, fut-elle modeste. De l’autre côté, les justifications que se concède la dite société engluée dans une guerre contre le terrorisme mais point du tout regardante sur les méthodes dont usent son armée et ses dirigeants politiques pour conduire cette guerre. Au point que certains intellectuels offrent leur caution morale à des pratiques si peu respectueuses des grands codes moraux. Tel cet écrivain (Harris) qui proclame : « Etant données les convictions partagées par nombre d’entre nous quant aux exigences de notre guerre contre le terrorisme, la pratique de la torture, en certaines circonstances, semblerait non seulement permise mais nécessaire. » Le récit oscille, de la profondeur des abîmes jusqu’aux instants (rares) de luminosité. Pour l’enfant qui va naître, Nick Flynn raconte donc « l’histoire des temps obscurs, les jours sombres d’avant sa naissance, au cœur desquelles sa venue fut un rayon de lumière. »

Des temps obscurs qui jalonnent l’histoire de l’humanité. Des temps obscurs vers lesquels l’auteur effectue de courts mais ô combien parlants retours. Tel celui-ci qui s’adresse à nous, éminents franchouillards et porteurs de vertus subliminales. « (2006)… Anna a vu sur mon étagère un exemplaire du récit de Duras Cahiers de la guerre… Une scène se déroule entre Duras, engagée dans la Résistance, et un collaborateur, accusé d’avoir transmis des secrets aux nazis. Duras raconte avoir torturé cet homme, pour lui soutirer des informations, se venger ou juste parce qu’elle en a la possibilité, je ne sais trop… » Sans non plus omettre la soldatesque franchouillarde, celle qui se singularisa en Algérie par un usage fort peu conventionnel de la Question.

Voilà donc un livre dont la Lecture ne peut laisser indifférent. Voilà un livre qui interroge. Voilà un livre qui contraint à se regarder dans le miroir et à se demander, à la façon de Soljenitsyne : « Aurais-je pu être tout à la fois une victime et un bourreau ? » Nick Flynn illustre son propos d’anecdotes qui renvoient à d’autres moments de l’histoire, dont ceux qui survivent encore dans les mémoires de jeunes gens emportés dans la tourmente d’une autre guerre, celle que l’Amérique conduisit au Vietnam. Ces « Contes à rebours », le livre refermé, ne cessent plus d’occuper l’esprit du Lecteur.

Contes à rebours

Partager cet article