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Lectures
17 juin 2022

La fille du bois

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« La fille du bois »

MAUREL Anne

(Verdier)

 

Nonante et quelques pages seront parvenues à réveiller chez le Lecteur des fantômes vers lesquels il s’en revient certaines nuits d’insomnie mais qui là, dans un texte ciselé à merveille, ont repris chair. A commencer par celui du maître d’école qui l’accompagna jusqu’au concours d’entrée en classe de sixième. Un rescapé, un miraculé de la Grande Guerre, cette effroyable boucherie qu’il racontait à des gamins effarés. En 1952 ou en 1953. Près de quarante ans plus tard. Alors qu’il se préparait à prendre une retraite amplement méritée. Le Lecteur, qui perd la mémoire, ne se souvient plus du nom de ce maître d’école. Mais il entend encore résonner les phrases qui décrivaient la guerre de cet homme-là, l’enfer, les cadavres, les cris et les plaintes des mutilés. Des phrases qu’il conjugua bien vite à celles de Barbusse, de Dorgelès, de Giono, de Remarque, dans les romans et les récits que lui offrit son père et dont il se nourrit jusqu’à se convaincre qu’il n’est pas de pire saloperie que la Guerre, même lorsque les livres qui racontent l’histoire officielle la prétendent Grande. Deux autres fantômes ont également ressurgis lors de découverte de ce texte bouleversant, ceux d’Edouard et de Juliette, ses grands-parents paternels. Non qu’Edouard ait subi la même destinée cruelle que celle qui fut réservée au grand-mère d’Anne Maurel, lequel avait été grièvement blessé  en 1918. Edouard, lui, s’il n’avait pas été mobilisé dès les premiers jours de juillet 1914, échappa à la Grande Boucherie. Et cela pour une raison facile à comprendre : dès le 21 août de la même année, la totalité du département des Ardennes devint « allemande » et elle restera jusqu’au 10 novembre 1918 (une hypothèse que le petit-fils, avec un peu plus de cent ans de recul, ne prendra pas le soin de vérifier). Mais Edouard, tout comme le grand-père d’Anne Maurel, fut un homme des bois. Des bois, ceux du pays d’Ardenne, où il entraîna son petit-fils dans des aventures qui mêlèrent la découverte du milieu et l’enseignement d’une biologie certes sommaire mais fort utile au gamin qui naquit au mitan de l’autre Guerre, la Seconde, follement Mondiale elle aussi. Des bois où il s’initia au plaisir de respirer l’entêtant et lourd parfum de l’humus, lequel s’associe, dès les premiers jours de l’automne, à celui des champignons – qui semble rebuter Anne Maurel -. Et puis donc, autre fantôme singulier, Juliette, l’épouse d’Edouard. La Conteuse. La Diseuse de poèmes. Qui inventa et mit en forme à l’intention de son petit-fils plusieurs versions si différentes les unes des autres des Quatre Fils Aymon. Quatre héros (et leur cheval Bayard) visibles, palpables, sur les hauteurs qui surplombent la Meuse, au creux d’un méandre qui enclot la petite ville de Monthermé.

Le Lecteur évoque ici une Chanson de geste telle qu’elle se retranscrit aujourd’hui encore dans l’imaginaire ardennais, soit donc en ignorant les autres versions dont celles qui se disaient en langue d’Oc. Mais qu’importe. Anne Maurel se l’accapare, elle aussi, à sa façon qui a convenu au vieux Lecteur (et qui donc aurait également convenu à Juliette laquelle, malheureusement, décéda voilà bientôt cinquante ans) et qui la fait émerger dans les derniers paragraphes d’un récit dont le vieux Lecteur s’est imprégné jusqu’à se refuser de refermer le livre tant celui-ci lui parla d’une manière personnelle, comme s’il n’était destiné qu’à lui, l’Exilé qui s’est déraciné de l’Ardenne (et de sa forêt) et ne garde qu’un souvenir confus des trois fantômes qui habitent sa note de lecture.

« Des bois, il (le grand-père d’Anne Maurel) en avait parcouru beaucoup. La région de Verdun où il s’était d’abord battu et avait rencontré la réalité de la guerre, avant d’avoir connu l’amour, ou venant tout juste de le connaître, était couvert de bois. En Bretagne, les forêts abritaient des loups, elles étaient pleines de légendes, de pièges et de sortilèges. Le seul livre en breton qui passait de main en main dans les tranchées c’était l’histoire des quatre fils Aymon : Allard, Guichard, Renaud et Richard obligés pour échapper à la colère de l’empereur Charlemagne de s’enfoncer dans l’épaisse forêt d’Ardenne, montés sur leur unique cheval Bayard.

Je m’imagine que dans le chuchotement des feuilles et l’esprit en alerte, tendu jusqu’à se rompre, comme une corde, des soldats épuisés par le manque de sommeil, patrouillant dans les bois la nuit autour de Verdun, des ombres menaient leur danse dans une sombre confusion : le passé de l’enfance et le présent de la guerre, l’Histoire et la légende, l’amour et la mort mêlés.

C’est encore dans un bois la nuit et entouré par des apparitions, que, mourant, il s’est revu. Ce que sa parole chuchotée m’avait laissé entrevoir, ses derniers mots prononcés à voix haute et claire le confirmèrent. On avait dépêché un curé pour lui administrer l’extrême-onction. A l’entrée du prêtre dans sa chambre, à la seule vue de sa robe noire, il se redressa sur son lit pour lui crier en breton, le buste très droit, cette phrase brève qui mit en fuite l’homme d’Eglise, « Sors le loup ! » »

En nonante et quelques pages, Anne Maurel a exhumé et redonné à vie des fantômes. Celui de son grand-père. Celui d’un petit chien rencontré par hasard du côté de Verdun et que le grand-père décora de cette Croix de guerre que l’Etat-major venait de lui remettre. Des fantômes proches parents de ceux qui hantent son vieux Lecteur et qui font donc naître une belle proximité. Un livre impossible à refermer : voilà qui mérite d’être précisé.

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