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Lectures
26 janvier 2022

Et ils dansaient le dimanche

paola

 

 

 

 

 

 

 

 

 

« Et ils dansaient le dimanche »

PIGANI Paola

(Liana Levi)

 

Un choc amoureux. Rien n’interdit en effet de s’éprendre d’un livre, d’être constamment bouleversé par l’histoire qu’il raconte, dès lors qu’il vous introduit dans un univers que la Littérature ignore et parfois méprise, celui des ouvrières et des ouvriers, dont de surcroit la plupart sont des immigrés.

« Dans les regards, sur les visages rosis de plaisir, sur les bouches prêtes à rire, à mordre dans le bel amour qui voudra bien passer par là, ils se voient, vivants et heureux, mouvants et libres. Ils se cherchent, s’envient, se convoitent, fraternisent et se jalousent. Tous enchainent la danse de l’oubli. Des corps radieux dans des corsages de misère. Leur dimanche ne sera qu’une poignée d’heures, une petite suée de gaieté sous les aisselles et sur le front… »

Des corps radieux dans des corsages de misère. Les belles jeunesses qui ont traversé l’Europe pour venir s’enfermer dans ateliers où est produite la viscose, ce tissu synthétique qui va révolutionner l’industrie de l’habillement. Quelques années seulement après la Grande Boucherie qui avait mis à feu et à sang la vieille Europe. Szonja, la jeune Hongroise, venait de débarquer gare de Perrache à Lyon. 1929. Enrôlée. Emprisonnée. Soumise au bon vouloir du patronat de ses alliés et de ses sbires. Les dortoirs. Les repas infâmes. La messe du dimanche. Mais aussi, en sourdine au début, les mots qui changent les vies. Même lorsqu’ils se chantent dans des langues inconnues. La langue italienne par exemple. Puisque s’entassent dans les ateliers où dans d’insupportables conditions se fabrique la viscose, les jeunes femmes qui s’en viennent de lointaines contrées, celles où la misère avait atteint les sommets de l’indicible, celles que l’on a fuit avec l’espoir de mener là, sur les rives du Rhône, une vie un peu meilleure.

Voilà un superbe roman, un vrai roman populaire, qui chante le peuple pluriel et sa classe ouvrière. Qui chante ses souffrances, bien entendu, mais qui s’illumine dans un même mouvement de ses espoirs et donc de ses combats. Puisque la classe ouvrière ne se résigne pas, et que les jeunes femmes s’inventent un langage commun, celui des luttes.

Paola Pigani bâtit une œuvre forte, si chaleureuse qu’elle réveille chez le vieux Lecteur des souvenirs qu’il avait cru évaporés. (Il pense ici à Jean-Pierre Chabrol.) Il avait aimé un précédent roman de l’Auteure, Des orties et des hommes. Dans ce flamboyant Et ils dansaient le dimanche il s’est laissé emporter dans les bourrasques nées des tempêtes inéluctables. Inéluctables dès lors que la machinerie capitaliste, dans sa folle course à l’accumulation des profits, s’arroge le droit de détruire ce qui fait la grandeur de l’humain.

« Une vie à rêver

Ou une vie à boire

Une vie à se taire

Ou une vie à se battre

Aux portes de l’usine vous choisirez

Il vous attend le vent fraternel

Pour soulever plus fort que nous

Ne donnez rien

C’est nous qui prenons

De quoi nous faire un sang rouge

De courage

Plus un sang d’encre.

Szonja l’écoute de toutes ses forces et pleure à la fois, applaudit plus que de raison. Elsa la regarde intriguée. « C’est quoi cette chanson ? » Son amie, sa tendre et fragile Szonja toujours un peu recroquevillée, soudain empourprée de bengali. « Stupenda ! Sei innamorata ? »

Sonjza comprend ces mots. « Non, Elsa, écoute. » Elle lui chantonne un couplet en un français maladroit tandis que l’orchestre fait une pause. « Quand nous cesserons de nous ruiner le corps… Quand nos têtes ne rouleront plus… Dans les regrets du sort. » Ce garçon maigre, c’est une vraie lélek. Elle ne sait pas traduire. « Lélek, c’est ce qu’il y a derrière les yeux, qu’on ne voit pas, c’est une machine à bobiner les rêves. » Son amie rit de son français appris sur les lignes de production. Tous ici s’expriment comme ils peuvent dans un curieux mélange aux résonances de l’Est, du Sud, des quatre points cardinaux de l’Europe et bien au-delà, une langue affolée, qu’on soutient du regard et des gestes, une langue de survivance qui devine, imagine, danse avec les mots, les ombres imprononçables et les rires traits d’union. »

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