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Lectures
3 juin 2021

Thésée, sa vie nouvelle

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« Thésée, sa vie nouvelle »

DE TOLEDO Camille

(Verdier)

 

« moi, maintenant, juste cent ans après la fin de la Grande Guerre, alors que je relis les lettres de Nissim à son frère, l’ancêtre fragile, l’ancêtre caché, j’entends à la radio les discours de commémoration pour la paix ; cent ans depuis que le Minotaure a mangé les enfants dans la boue des Flandres, cent ans que les Minos de tout bord ont exigé leurs tributs, cent ans que l’Histoire ne cesse de démentir sa fin en exigeant, qui pour la Nation, qui pour le Pouvoir, qui pour la Race ou la Foi, d’autres tributs humains ; et pour cet anniversaire, le croiras-tu – 1918-2018 –un président bien peigné, un Français, embrasse ses homologues sous l’Arc de Triomphe, à Paris, pour la plus grande joie des médias qui n’aiment rien tant que ces messes parce qu’elles font d’assez bons scores d’audience ; et le président, le bien peigné, je l’entends, héroïsant, glorifiant, reliant dans des phrases creuses les combats du passé aux défis du présent ; je suis pris de nausée, mon frère, malade d’entendre ce lyrisme feint, apparemment profond ; ô morts, ô glorieux combattants qui avez donné votre vie pour que dalle, pour que la bêtise persiste, pour que les noms s’entêtent… l’Histoire, Jérôme, qu’est-ce sinon cette douloureuse expérience de dépossession au nom de toutes ces fictions idiotes, endurantes : « la France », « l’Allemagne », « le Progrès », « la Victoire » ? Thésée ou moi, c’est égal, nous deux, nous écoutons le discours du jeune Roi qui dirige la France ; et nous sommes blessés en écoutant cette emphase d’emprunt sur la Patrie, sur la Mémoire ; que connaît-il, lui, le bien peigné, que sait-il de la souffrance ; sa nécropolitique, mon frère, sert-elle à autre chose qu’à nous emporter plus loin dans cette autre guerre, plus larvée, des hommes contre la Terre ? »

Une longue citation. Une délivrance peut-être pas incitative, mais une vraie délivrance pour le Lecteur qui ne fait cependant pas de cette citation l’éclairage d’une œuvre – puisqu’il s’agit bel et bien d’une œuvre – qui l’a bouleversé et donc comme déstructuré. Une nécessité vitale pour lui, qui si souvent s’ennuie et se désespère dans le fatras de ses lectures. Deux journées de mai 2021 durant lesquelles, par l’entremise de Camille de Toledo, il s’est accordé un sursis en donnant souffle et sens à une existence pourtant en voie d’achèvement. Car voilà bien une œuvre qui, elle, est appelée à durer, à s’installer, à devenir le point de référence. L’œuvre dans laquelle il faut et il faudra s’immerger.

La mort. Récurrente. Celle des proches. Jérôme le frère qui s’est pendu. La mère probablement décédée au fond d’un bus urbain des suites d’une rupture d’anévrisme. Le père qui, quelques années plus tard, succombe d’un cancer. L’effroi. Thésée s’enfuit vers l’est. L’autre ville, Berlin. Deux enfants l’accompagnent. Et quelques cartons, photos et lettres. « … ce qui était enfoui dans mes cartons forme le tapis des souvenirs sur lequel il me faut réapprendre à marcher, mais je rampe ; et tout n’est qu’un désordre de visages oubliés ; je me vois sur les photos, mais ce n’est pas moi ; je vois des bouts d’une enfance, mais ce n’est pas mon enfance ; je vois mon frère, mais il n’est plus mon frère ;… »

Alors le temps du récit se dilate et s’arrime aux temps de l’Histoire, qui furent ceux des aïeux aussi bien qu’il fut ceux des réussites sociales – celle du grand-père – comme des drames, jusqu’aux plus sombres. Dont les guerres. Puisqu’avant que ne surviennent les Trente Glorieuses, il y eut deux « grandes guerres » et quelques guerres annexes. Talmaï et Nassim, avant Nathaniel. Bien avant. Leur ancrage dans la société française. Leur assimilation ? Jusqu’à, pour l’ainé, la volonté de servir la Patrie au cours de la première des deux guerres. Immunisé, croit-il, contre la mort. Jusqu’à l’instant fatal.

Thésée patauge. Thésée hésite. Thésée s’enfonce. Alors qu’il voudrait s’extraire du labyrinthe et exterminer le Minotaure. Figé dans sa souffrance. Egaré dans une ville qui n’est pas sienne, qui jamais ne sera sienne. Maltraitant le fatras des souvenirs dont il tente d’extraire une possible vérité. « … je vous rends ce que j’ai reçu, mes chers petits parents ; la violence des procès inachevés que le frère Jérôme ouvre avant de se tuer ; je cherche la douceur, mais comment ? Comment trouver ça, de la paix, de la douceur, s’il n’y a rien, pas même un début de terre où s’appuyer ; si tout s’effondre et chute entre les images que vous avez laissées ; je le vois bien, la mère, il y a cette conviction que tu as, que vous avez, toi et le père, que les enfants ne peuvent rien entendre de ce qui est douloureux : les histoires d’amour qui se terminent, l’absurdité de leur naissance quand ils sont censés être le fruit d’un désir et que le désir n’est plus ;… »

Cette œuvre-ci a laissé d’indélébiles traces dans l’esprit du Lecteur qui s’en revient déjà, furtivement, vers elle, puisqu’elle est le fanal au cœur de ses ténèbres personnelles. Une œuvre qui s’empare de notre temps commun, qui l’ausculte et le révèle pour ce qu’il fut, la constante oscillation entre le beaucoup du pire et le peu du meilleur. L’œuvre qui lui survient en son temps de vieillesse, alors qu’il n’attendait plus grand-chose de la littérature. Ce qui tient du prodige.

Car enfin ? La mémoire ? Que faire de la mémoire ? La cadenasser ? L’enclore ? La consummer ?  Ou en user comme on use d’un outil de (re)construction ? Camille de Cataldo a choisi cette seconde option. Celle qui confère à son récit cette force exceptionnelle qui a enthousiasmé le vieux Lecteur.

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