Canalblog
Editer l'article Suivre ce blog Administration + Créer mon blog
Publicité
Lectures
6 mai 2020

Un livre des martyrs américains

joyce

 

 

 

 

 

 

 

 

 

« Un livre des martyrs américains »

OATES Joyce Carol

(Philippe Rey)

 

Un roman que le Lecteur qualifie d’exception. Ou comment une société, la société américaine, se révèle en ses profondeurs, en ses abîmes, en ses fractures dans ce que vivent, blessent, traumatisent à tout jamais les quelques personnages liés à deux familles que tout oppose. La famille plutôt bien installée, intellectuelle, malgré ses failles internes, celle qui incarne un certain progressisme dans lequel le combat pour la liberté de l’avortement occupe une place centrale. L’autre famille, en état d’instabilité chronique, pauvre, qui trouve refuge auprès d’une église protestante, laquelle mène combat, elle, contre l’avortement. Deux hommes, deux pères. Autour desquels la tragédie se noue. L’homme pauvre va tuer l’homme prospère. Le prolétaire assassine le médecin avorteur, un matin, alors que s’organise devant les portes de la clinique où officie le dit médecin une manifestation contre les avortements. Un geste solitaire, mais nourri de l’idéologie que véhiculent les prêcheurs de l’église protestante au sein de laquelle a tenté de se fondre l’assassin.

« En Amérique, ces tragédies ne sont pas rares. La mort de l’idéaliste, un homme désintéressé. C’est le prix à payer quand on affronte la marée noire de l’ignorance et de la superstition. Il y a une guerre aux Etats-Unis – cette guerre est là depuis toujours. Les rationalistes parmi nous ne peuvent l’emporter, car le penchant pour l’irrationalité est plus fort, plus primordial et plus virulent. Comment dit-on déjà… « My country right or wrong » - « mon pays qu’il ait raison ou tort » - ce patriotisme écœurant et servile. Un patriotisme qui est un Dieu-isme, car ils sont tous chrétiens. Eviter une défaite totale est tout ce que nous pouvons espérer. Il y a quelques poches relativement éclairées à travers le pays – les grandes villes, où la culture et l’intelligence se sont réfugiées. Le reste est un immense désert… « religieux » et « patriotique ». On s’y aventure à ses risques et périls… ils sont si nombreux à être armés… »

Il est donc autorisé, au terme de la lecture de ce paragraphe, de ne pas prendre pour argent comptant l’affirmation énoncée par l’Editeur (quatrième de couverture), « sans jamais prendre position ». Bien sûr que Joyce Carol Oates prend position ! L’auteure se situe bel et bien du côté de la famille du médecin, au sein de cette Amérique minoritaire qui entend cependant continuer à défendre des valeurs humanistes antitotalitaires. Mais elle nuance. Rien n’est monocolore, ni totalement noir ni totalement blanc. Chacun des personnages dans ses propos comme dans ses agissements révèle ses failles, met à jour ses contradictions. Une mise à nu qui atteint son paroxysme dans la dernière partie de l’ouvrage, dans l’approche puis la rencontre de la fille de la victime et de la fille de l’assassin (condamné à mort et finalement exécuté). La jeune étudiante qui vit à New York chez la sœur de son père. Et la prolétaire qui tente de devenir boxeuse professionnelle avec l’espoir de se sortir de la grisaille de son sinistre quotidien.

Ce roman-ci est d’une rare puissance. Il laisse voir, sans fioritures, une Amérique d’aujourd’hui qui glisse inexorablement vers le pire. Une Amérique qui fabrique donc ses martyrs, ceux censés incarner le Bien mais aussi ceux que toutes les apparences semblent rattacher aux forces du Mal. Avec des moments « reflets » qui la caractérisent en son effrayante et abominable cruauté. Dont les pages qui racontent la préparation puis l’exécution de l’assassin, une scène hallucinante au cours de laquelle cet assassin finit par atteindre, lui aussi, au statut de martyr.

Publicité
Publicité
Commentaires
Lectures
Publicité
Publicité