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Lectures
30 mai 2018

Les Invisibles

9782709661898-001-T

 

« Les Invisibles »

ALBERTINI Antoine

(Lattès)

 

Ce livre n’est pas un polar. Même s’il en prend parfois les apparences. Même s’il est sous-titré « Une enquête en Corse ». C’est plutôt une sorte de reportage, assorti de réflexions sur les problèmes auxquels se confronte la société corse. Le récit de ce qu’il advint, en 2009, à un travailleur immigré clandestin d’origine marocaine, tué d’une balle dans la tête au détour d’un des chemins qui parcourent les exploitations agricoles de la plaine orientale, au sud de Bastia. Un Invisible. Contraint de vendre sa force de travail au plus bas prix. De la cueillette des clémentines jusqu’à celle des kiwis. Mais aussi les vendanges. Et des tas de travaux rebutants.

Antoine Albertini accomplit un travail remarquable. Un travail journalistique. Honnête. Courageux. Retraçant l’enquête des gendarmes, suivant chacune des pistes pouvant éventuellement conduire jusqu’à l’auteur du meurtre. Découvrant une réalité qui dépasse l’entendement : l’exploitation éhontée des Invisibles par « d’honnêtes » agriculteurs. L’émergence d’un système qui va bien au-delà du monde agricole, d’un système qui gangrène toute la Corse.

« Cette vie, El Hassan en avait brièvement fait l’expérience après son arrivée en Corse, entre 2004 et 2005… Il avait connu le lever aux aurores et le coucher une fois le travail fait et bien fait, au bon vouloir du patron. Lui aussi avait fermé le poing sur le billet froissé de vingt euros, fourré dans sa main pour solde de tout compte après deux jours d’un travail harassant à cueillir des fruits sous un soleil de plomb. Il avait constaté la résignation des Invisibles s’excusant pour le « travail d’Arabe », acceptant les plus basses besognes, les plus salissantes, les plus serviles, ou s’entre-dénonçant pour s’attirer les grâces du patron. Et de cela il n’avait plus voulu. »

Un témoignage saisissant. Un témoignage bouleversant. Un témoignage qui interroge. Sur le pourquoi de cette exploitation, avec tous ses parasites dont, et en tout premier lieu, les marchands de sommeil. Sur l’inertie ou, à tout le moins, la passivité des services de l’Etat et la complaisance de la classe politique. Sur ce qu’il advient de la Corse en situation d’une quasi-totale dépendance à l’égard de l’industrie touristique. Un témoignage qui s’essaie à ne rien laisser de ce qui est essentiel dans l’ombre. Du moins pour qui est attaché à cette Terre et à celles et ceux qui y vivent.

« Mais la plupart des visiteurs qui traversent la région ignorent tout de ces merveilles. Ils se contentent de filer à 110 kilomètres/heure le long de la nationale pour faire halte dans n’importe quel Canaan pour touristes décavés semés au bord de la mer. A l’intérieur de la berline familiale aux vitres remontées, la climatisation poussée à fond, le soleil des congés payés laisse entrevoir les poussées urbaines et des dizaines de campings, une enfilade de centres commerciaux et de stations-services ponctuée de panneaux criards annonçant les opérations immobilières en cours et leurs infinies déclinaisons de « dispositifs fiscaux avantageux », les lotissements aux murs jaunâtres et rose tendre, un fort contingent de résidences hôtelières défraîchies et de centres de vacances à la mode des années 70, tout de que l’industrie des loisirs peut offrir de médiocrité urbanistique et esthétique.

C’est ici que l’île a commencé son agonie et, paradoxalement, c’est ici que se dessine son futur, un avenir proche et désincarné où les métastases périurbaines coloniseront définitivement le territoire en lançant leurs « ensembles résidentiels » à l’assaut des piémonts encore vierges, où le littoral se prostituera à la prostitution effrénée des marchands de loisirs – un cauchemar pavillonnaire jalonné de snacks pour vacanciers fauchés, de grandes surfaces et de désillusions.3

Le Lecteur, à travers cette longue citation, exprime sa gratitude à l’égard d’Antoine Albertini. Jamais depuis qu’il fréquente la Corse, il n’avait lu ni entendu des propos d’une telle intensité, d’une telle authenticité. Puissent Gilles et Jean-Guy leur accorder l’attention qu’ils méritent.

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