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Lectures
27 novembre 2015

Sur le rivage

9782743629489

 

 

 

 

 

 

 

 

« Sur le rivage »

CHIRBES Rafael

(Rivages)

 

Le Lecteur n’est pas sorti intact de la rencontre (du télescopage ?) avec ce roman-là. Certes, Rafael Chirbes y parle de l’Espagne. Une station balnéaire, des espaces que l’on dit protégés, un environnement glauque, avec tout ce qu’il faut de béton pour y accueillir les touristes. Mais cette Espagne-là s’enfonce dans la faillite. La machinerie se dérègle. Rien ne ressemble plus à ce qu’il fut dans un autrefois que les mémoires s’obstinent à contenir qu’à un devenir privé d’élan et de souffle.

« Sur le rivage » s’ouvre sur ce qui prend les apparences d’un polar. Ahmed, ouvrier à tout faire d’origine marocaine, s’en va pêcher dans les étangs proches de la station balnéaire. Etangs poubelles où les autochtones se débarrassaient autrefois des cadavres des animaux morts, des choses devenues inutiles. Et voilà qu’Ahmed se confronte à deux chiens qui se disputent des restes humains. L’Espagne qui le tolère à peine, qui usa de sa force de travail avant que d’en faire un chômeur, cette Espagne va se mettre à nu à travers le long et saisissant récit que Rafael Chirbes confie à Esteban. Esteban en équilibre instable entre l’ère franquiste durant laquelle il naquit et les temps nouveaux qui sont ceux de son désastre. Avec la guerre civile comme prélude. Un père installé du côté des Républicains. La terreur. Les abominations perpétrées par les vainqueurs. Puis une factice normalisation. Jusqu’à la fin de la dictature et l’émergence non pas tant de la démocratie que d’une relative prospérité dont Esteban et son père tirèrent de maigres profits. Et puis la « crise » qui balaie et emporte tout, jusqu’aux presque riches très vite réduits à survivre d’expédients.

« Sur le rivage » décrit avec une force incroyable et dans un style flamboyant une société en pleine déliquescence morale, en plein désastre humain. S’agit-il simplement du reflet de ce qu’est devenue la société espagnole ? Il suffit de déciller son regard, d’observer ce qui se passe autour de soi pour découvrir une part de nous-mêmes dans ce tableau apocalyptique que brosse Rafael Chirbes, que nous sommes, sans en être conscients, d’autres Ahmed, d’autres Esteban. Que nous envahit et nous submerge jusqu’à la nausée la couleur du deuil, celle de la mort. La mort d’un monde bâti sur l’illusion de la prospérité tout autant que sur le dévoiement de la démocratie désormais mise au service des puissants. Un monde gavé de futilités et qui crève par manque d’humanité.

« Tu ne veux pas accepter que la petite fille soit sans doute une vieille avec des implants ou un dentier, comme toi. La nuit te reviennent des souvenirs de gens qui ne sont plus, des histoires que tu ne peux plus partager, car il ne reste personne de ceux qui les ont vécues avec toi. Oui, stupidement m’est passée par la tête l’idée qu’elle avait choisi de retourner à Olba par mélancolie, en hommage à sa propre jeunesse, les chambres dans de pauvres hôtels, nos salives mêlées, l’obscurité dans les dunes, le clair de lune sur l’eau du marais et l’eau du marais sur la peau ; un regret du bonheur de ce temps-là dont après tout j’ai fait partie. Je suis allé jusqu’à penser que j’allais l’avoir près de moi – comme si un mort était près ou loin – et je me suis vu moi-même montant le soir au cimetière pour bavarder avec elle comme font certains veufs qui se rendent tous les jours sur la tombe de leur épouse, s’assoient sur la pierre tombale, la nettoient, nettoient le verre qui protège la photo, laissent tomber un petit bouquet de fleurs sur la pierre. Tout n’a pas disparu. Du bûcher, il était resté des cendres. La vie se chargeait de corriger quelques erreurs. Elle était revenue. Trop souvent, les morts révèlent aux vivants le sens de leurs actes. La tombe de l’aimée qui, après son passage dans le monde, a décidé de revenir pourrir dans l’endroit où elle a vécu un premier amour, l’excitante découverte de la chair. »

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