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Lectures
29 avril 2015

Le principe

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« Le principe »

FERRARI Jérôme

(Actes Sud)

 

Le Lecteur en est convaincu : « Le Principe » est le plus abouti des romans dans ce qui devient – il ne lui est plus possible d’en douter – l’œuvre d’un écrivain. Bien plus que ne le fut celui qui valut à Jérôme Ferrari d’obtenir le plus prestigieux des prix que décernent de vieilles badernes surtout soucieuses de ne pas déplaire aux « grandes » maisons d’édition. Car dans ce roman-ci, si court, si ramassé, les ambitions s’affichent dès les premières lignes : « Vous aviez vingt-trois ans et c’est là, sur cet îlot où ne pousse aucune fleur, qu’il vous fut donné pour la première fois de regarder par-dessus l’épaule de Dieu. Il n’y eut pas de miracle, bien sûr, ni même, en vérité, rien qui ressemblât de près ou de loin à l’épaule de Dieu, mais pour rendre compte de ce qui s’est passé cette nuit-là, nous n’avons pas le choix, nul ne le sait mieux que vous, qu’entre une métaphore et le silence. Pour vous, ce fut d’abord le silence, et l’éblouissement d’un vertige plus précieux que le bonheur. »

Vous ? Werner Heisenberg, physicien allemand, l’un des « fondateurs » de la mécanique cantique et « découvreur » du principe d’incertitude. Werner Heisenberg dont un narrateur anonyme raconte les étapes d’une existence vouée la science mais et surtout les différentes phases des états d’âme d’un savant persuadé de cheminer, via ses découvertes et ses intuitions, vers la « Connaissance » avant de se confronter à la plus impitoyable des réalités. Cet homme-là devint en effet celui qui eut en charge de conduire, sous le III° Reich, les recherches visant à doter l’Allemagne nazie de l’arme nucléaire. Lui, le Prix Nobel (1932), qui s’était créé l’illusion que ses travaux ouvriraient à l’humanité une ère nouvelle s’embourba peu à peu dans l’infâme bourbier. « Vous travaillez sur un réacteur nucléaire capable de produire de l’énergie. Vous savez qu’il est possible, au prix d’efforts techniques considérables, de construire une bombe qui déciderait de l’issue de la guerre et vous ne pouvez pas espérer que vos collègues émigrés aux Etats-Unis ne le sachent pas aussi bien que vous. »

Il est resté, lui, Werner Heisenberg, alors que d’autres de ses collègues ont fui le nazisme et accepté non seulement de transférer leur savoir mais aussi de poursuivre leurs travaux au service de ceux qui après bien des atermoiements sont entrés en guerre contre l’Allemagne nazie. « … l’atome transformait en cauchemars tous les rêves, même les plus vulnérables, les rêves de Leucippe et de Démocrite, les rêves d’Anaxagore, ceux de Lord Rutherford, il était un concentré de non-sens et d’hérésie, un marécage où s’enlisait la raison et c’est pourtant sur ce marécage qu’il fallait élever une nouvelle demeure, dans laquelle il serait à nouveau possible de vivre. »

Le narrateur anonyme, apprenti philosophe, retrace les différents moments qui éclairent les évolutions de la pensée de Werner Heisenberg, non tant sur la science elle-même mais bien plus sur ce qu’il advient de la science dès lors qu’elle offre une ouverture vers des domaines inconnus. De l’enthousiasme initial jusqu’à la consécration puis, aux pires moments de l’Histoire, ce qu’il faut bien appeler par son nom, la régression. Beethoven n’y peut rien, Beethoven dont Heisenberg joue quelques-unes des œuvres les plus sublimes sur son piano. Rien n’arrêtera plus le processus fatal. « Vous êtes debout au coin d’une rue de Leipzig, vous ne bougez pas, et pourtant vous êtes entraîné, à une vitesse indéterminée, presque nulle et presque infinie, dans un mouvement dont vous craignez qu’il vous emporte à jamais et qui commence maintenant, au moment où le monde s’efface tout entier sous vos yeux… »

"Le principe" : les incertitudes de Jérôme Ferrari

Oui. Le pire surviendra. A Hiroshima, où le monde s’effaça. « Les connaissances qu’ils vénéraient ont servi à mettre au point une arme si puissante qu’elle n’est plus une arme, mais une figure sacrée de l’apocalypse. » Heisenberg survit. Heisenberg vieillit. Toujours reconnu pour ces « connaissances » qui bouleversèrent la marche du monde. Lui et ses pairs, quelque soit le camp qu’ils aient choisi, ne peuvent dès lors vivre que le temps des désillusions. « Ils ont chuté, d’un seul coup, tous ensemble. » Même si les apparences paraissent sauves. Même si Heisenberg jusqu’à sa mort donna des conférences. « D’étranges excroissances de nos organes ont inexorablement envahi le monde. Elles l’ont transformé. La chair s’est faite verre et métal. De longs nerfs de cuivre serpentent dans l’obscurité des gaines percées dans le béton. Les incinérateurs digèrent les tonnes de déchets que viennent déverser jour et luit des files interminables de camions traversant le désert. Les travailleurs épuisés par la déshydratation sont éliminés comme des toxines. L’œil sec des caméras de surveillance ne se ferme pas. Le sang demeure le sang. » L’espoir (l’espérance ?) s’est dissout dans l’atome.

Dans ce texte si dense, ce qui relève de la biographie est accessoire, secondaire. L’essentiel réside dans ce que construit l’esprit, dans ce qu’il imagine, dans ce qui nourrit ses rêves, dans l’exaspération puis dans la lente et inexorable descente vers des enfers initialement inconcevables. Servi par une superbe écriture, « Le principe »  est un roman, le roman qui fait exception dans la production littéraire française. Il justifie a posteriori la reconnaissance « institutionnelle » dont bénéficia Jérôme Ferrari voilà bientôt deux ans.

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