Tombé hors du temps
« Tombé hors du temps »
GROSSMAN David
(Seuil)
Le Lecteur s’était totalement investi dans « Une femme fuyant l’annonce ». Il en fut de même pour cette œuvre singulière qui n’est pas un roman. Une œuvre que David Grossman a sous-titré « Récit pour une voix ». La voix de celui qui est le narrateur ou, plus exactement, « le chroniqueur de la ville ». Un homme quitte sa demeure. Il part à la recherche de celui qui est resté « là-bas ». Le fils décédé voilà cinq ans de cela. Dans des circonstances qui ne sont pas précisées. Sauf que David Grossman est israélien et que son fils fut tué à la guerre. « Le chroniqueur de la ville » accompagne l’homme dans sa recherche, en laisse transparaître les infinies souffrances. D’autres qui ont, eux aussi, perdu un enfant, entreprennent une démarche identique. Une sage-femme. Un cordonnier. Le Centaure. Et la foule des anonymes qui constituent un chœur dont la voix se fait, elle aussi, entendre. Tandis que le premier rencontre « le vieux professeur de mathématiques ». Une voix discordante : celle de la femme de l’homme qui initia le mouvement.
« J’irais avec toi
Jusqu’au bout du monde
Tu le
Sais. Mais tu ne vas pas
Vers lui, tu vas
Ailleurs, et là où tu vas,
Je n’irai pas avec toi, je ne
Peux pas. Je n’irai pas.
Il est plus facile de partir
Que de
Rester.
Cinq années que je
Mords ma chair
Pour ne pas partit, pas
Là-bas,
Il n’y a pas, il n’y a pas de
Là-bas ! »
Cette voix-là à laquelle répond celle de l’homme, le père :
« Comme lorsque l’embryon se détache de l’utérus
Et du corps de la mère,
Sa mort a fait de moi le père
Que je n’avais jamais
Eté –
Elle a provoqué
En moi un trou, une blessure
Et un vide, mais elle m’a aussi rempli
De son être,
Qui jaillit depuis lors en moi
Avec une profusion
Inédite –
Sa mort
M’a rendu
Apte
A le porter. »
Le récit s’écrit à la façon d’une tragédie antique. Comme pour mieux mettre en scène une dramaturgie contemporaine au cœur de laquelle se dissimulent les guerres. Comme pour exaspérer la souffrance des survivants. Ceux qui savent que l’enfant est mort, mais que « sa mort n’est pas morte ». S’extirper de ce récit s’apparente dès lors à une négation de l’humanité que chacun se targue de préserver en soi.