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Lectures
18 août 2011

La nuit Morave

morave

 

"La Nuit Morave"
Peter HANDKE
(Gallimard)

 

Le Lecteur n'a jamais aboyé aux côtés des chiens de garde de la pensée dominante, la seule pensée qui se prétende universelle. Depuis bien longtemps, il considère que le romancier d'origine autrichienne est un des écrivains les plus conséquents dans le monde si foisonnant de la littérature contemporaine. (Un de ces écrivains vers lesquels il s'en revient parfois, lorsqu'il s'est égaré dans les contrées frelatées du roman autocontemplatif.

"La Nuit Morave" dérange sans nul doute celles et ceux qui avaient accolé à Handke des étiquettes qui le vouaient à la géhenne. Catalogué comme ami (voire même comme le chantre) de Milosevic et consorts, il fut l'objet, en France, de campagnes haineuses de dénigrement. Lorsque survint la fracture yougoslave et qu'émergèrent quelques états vouant un culte inquiétant à des nationalismes exacerbés. Les guerres. Atroces. Abominables. Et l'intervention de l'Occident, dispensateur de tous les bienfaits. Y compris quelques bombes intelligentes destinées à mener de chirurgicales opérations.

Il est bon de lire Handke, de l'accompagner dans son retour sur les terres fragmentées où ne se referment toujours pas les cicatrices. "Avant la dernière guerre deux peuples habitaient le village dans la cuvette, et ceux qui se tenaient accroupis, là, en cercle, faisaient partie de ceux qu'on avait expulsés après la guerre, des, appelons-les comme cela ici, des Valaques. Pour la première fois depuis la fin de la guerre quelques-uns du deuxième peuple d'autrefois étaient revenus dans leur région, quoique pour une simple visite, et cette première fois serait en même temps la dernière. Et ici, c'était l'emplacement de leur ancien cimetière. Dont il ne restait plus une trace..."
Il est bon de lire Handke; non pour comprendre ou pour justifier l'injustifiable, mais pour écouter les voix des peuples qui eurent à subir ces guerres infâmes. Voix discordantes, voix qui ne contiennent ni les ressentiments ni les colères ni les haines.  "Vous êtes un peuple-Etat et, ô votre grand rêve enfin réalisé, l'Etat d'un seul peuple et vous nous haïssez nous autres reliquat du deuxième peuple, qui n'est pas un peuple-Etat, nous haïssez comme si nous autres, reliquat, nous étions le peuple-Etat, et vous pas... Votre Etat ne vous sert qu'à laisser libre cours à votre haine, sous la protection de vos frontières d'Etat, de vos drapeaux qui ne sont que menace et des vos hymnes qui sont des hymnes à la haine."
Handke dépeint l'éclatement, les divisions, ce qui survit à la guerre, ce qu'il est advenu, ce que tant d'hommes et de femmes n'ont pas voulu, mais qui s'est imposé à eux. Handke chemine sur des territoires où la paix n'est, bien souvent qu'un continuum de la guerre, ou comme la phase à durée indéterminable qui prélude déjà à d'autres guerres. "Et cette immobilité, imposante, monumentale, si, se transmettant à moi, elle a toujours soulagé ce que j'ai de plus intérieur, pour un instant - car ce n'était toujours qu'un instant - du fardeau de mon propre Moi, m'a en même temps, je ne m'en suis aperçu que bien tard, menacé très profondément, et tout particulièrement du temps de ma vie d'écrivain, laquelle, rien que d'un point de vue purement instinctif, nécessitait une perpétuelle continuation rythmique, et quand elle eût été petite, petite - et plus elle était petite, plus elle était juste -, une succession et non des instants d'immobilité, si monumentaux soient-ils."
Le roman de Peter Handke, sa longue pérégrination dans un pays qui n'est plus, les absences comme les retrouvailles, ce roman-là anticipe sur la destinée d'autres peuples, ces peuples d'une Europe dont l'histoire porte et portera longtemps encore le deuil de millions de cadavres. L'oeuvre est d'une force exceptionnelle, en raison de cette passion qu'elle exprime pour le "vivre ensemble", en raison de cet humanisme qui ne se contrefait pas. "Entre-temps (le très vieil homme) avait passé au peigne fin presque tous les Balkans, sans la moindre trace de son enfant, et beaucoup, disait-il, étaient en chemin comme lui, en quête, les pères en règle générale, tandis que les mères tenaient la maison et attendaient là-bas, quand elles n'étaient pas mortes. Et le vieil homme lui raconta où le disparue avait été vu pour la dernière fois; le décrivit - couleur des yeux, forme des oreilles, cicatrices - et dessina sa silhouette dans l'air, en particulier les épaules et la tête, tout cela plus pour lui-même que pour son vis-à-vis, lequel n'était qu'un prétexte pour faire entendre le soliloque qui se répétait sans cesse depuis des décennies. Il rapporterait à la maison au moins un os de la dépouille de son fils. Et cet os dont il prenait alors les mesures dans l'air, déployant les deux bras, était à vrai dire celui d'un géant, aussi long et aussi grand qu'un homme tout entier."

 

 

 

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